07/05/2010

Le rapport de la théorie dans la pratique cinématographique

L'histoire du cinéma est une discipline on ne peut plus récente. Tout d'abord car la naissance du cinématographe nous ramène à un passé peu éloigné, à savoir les dernières années du 19ème siècle. Ensuite car l'affirmation du cinéma en tant qu'art a été un travail de longue haleine de la part de ses défenseurs de par ses procédés techniques et son versant industriel et commercial. Les personnes qui se sont battues pour cette reconnaissance l'ont fait par le biais de l'écriture, d'abord dans des articles de revues spécialisées dans les spectacles (en particulier le théâtre), puis dans des journaux, de fait que petit à petit des revues sur le cinéma ont vu le jour en même temps que le goût du public et un intérêt croissant de la part des spectateurs, futurs cinéphiles. Le lien entre le cinéma et l'écriture est donc très fort car c'est par ce biais qu'il a pu se légitimer.
Il n'est donc pas étonnant de voir que c'est par ce rapport au texte que l'on a pu étudier et se poser des questions sur la nature du cinéma. Ainsi l'écriture permet de décrire des pratiques, qu'elles soient professionnelles (du côté du réalisateur notamment) ou plus personnelles (du côté du spectateur), oppose le cinéma aux autres arts, et crée des expressions particulières en développant et en inventant un nouveau langage. Les différents acteurs de ce développement intellectuel (et intellectualisant) du cinéma ont tous défendu leur propre conception en dissertant sur ses spécificités, ses possibilités, son fonctionnement et son avenir. Ils ont théorisé le cinéma.


Les tous premiers à avoir pensé le cinéma ont dû faire avec la nouveauté de ce média. C'était une technique et un art à inventer, à défricher, ce sont donc ses praticiens qui ont été les premiers à développer une certaine conception du cinéma en théorisant leur propre pratique artistique. L'œuvre littéraire théorique des cinéastes n'est pas négligeable. En effet, ceux-ci documentent leur pratique artistique et projettent un cinéma à inventer en tant qu'espace de création.

Au début du 20ème siècle, le cinéma est un divertissement de fête foraine, les vues Lumière n'ont aucune visée narrative mais cherchent à produire du spectaculaire. Avec la possibilité d'acheter ses propres vues Lumière et l'appareil permettant de projeter et enregistrer sur la pellicule, nombreux vont être ceux à s'essayer à raconter des histoires et ainsi permettre une nouvelle réflexion sur ce média, de même que son développement.

Décrire la spécificité d'un art neuf se fait par une réflexion écrite, une sorte d'auto-configuration : des textes d'artistes essayant de saisir une activité et des caractéristiques esthétiques, philosophiques, historiques et politiques, une conception du cinéma et pas un simple texte critique de prescription. C'est ainsi que des « écranistes » comme les appelait Canudo (l'un des premiers à prendre la défense du cinéma en tant qu'art et premier à utiliser l'expression « septième art »), tel que Eisenstein vont théoriser leur propre pratique.

Ce dernier est connu pour avoir inventé, ou du moins pour avoir été le premier a penser une certaine conception du montage. Là où Griffith utilisait un montage narratif, Eisenstein exalte un montage non narratif mais produisant du sens, ce qu'il qualifiait lui même de cinéma « coup de poing ». Ce principe se trouve dans ses films les plus connus, tels que La Grève (1914) ou Le Cuirassé Potemkine (1915) où c'est l'enchainement des images qui crée un sens supplémentaire à l'image. Ce conflit des plans, cette symbolique du montage, sont la volonté d'utiliser ce média au service d'une idéologie, celle du communisme, preuve d'une réflexion sur la fonction même du cinéma avant même de réfléchir à son fonctionnement. Le spectacle pur, tel que le théorise et le met en pratique Griffith dans ses films (Naissance d'une nation, 1915) est l'opium du peuple pour Eisenstein. C'est donc par une réflexion sur la finalité du cinéma et en étudiant un mécanisme aussi technique que le montage que ce cinéaste russe a trouvé une nouvelle voie, a proposé une autre façon de penser la narration et le cinéma lui-même.

Si les écrits de Griffith sur sa propre pratique sont assez minces (ses théories narratives sont beaucoup plus présentes dans sa pratique de cinéaste), ceux d'Eisenstein en revanche témoignent d'une profonde réflexion sur son travail et sur son art en général. Certains de ses textes dénoncent même l'utilisation que Griffith fait du montage en lui opposant sa propre conception. Il contribue donc à créer ce langage par la production de nombreux textes théoriques. Le choix de les écrire et non simplement de les laisser transparaitre dans ses films s'explique par le fait que son engagement très poussé se doit d'être compris par le plus grand nombre et légitimer la place du cinéma en tant que mode d'expression. A ses débuts, le cinéma devait penser sa place dans l'esthétique et par rapport aux autres arts. Il fallait le définir, en théoriser différents aspects, son statut par rapport au monde et les influences qu'il peut avoir sur ce dernier (et réciproquement), son rôle, son histoire suivant l'époque dans laquelle il s'inscrit et ses implications politiques. Les écrits d'Eisentein viennent donc éclairer son cinéma mais cherchent aussi à asseoir la suprématie de sa conception propagandiste de ce nouveau média.

L'un de ses contemporains et compatriote, Dziga Vertov, entretenait, lui, des pratiques artistiques multiples. En effet, ce dernier écrit des poèmes et est un proche du mouvement futuriste. Le cinéma est pour lui un autre moyen, un autre média qui permet d'être utilisé pour servir son inspiration et ses préoccupations esthétiques. Etant tout jeune, c'est un nouveau terreau qui va être nourri des théories des autres pratiques artistiques de Vertov (avant de nourrir à son tour les autres arts en particulier sur les questions du mouvement et de la représentation du réel). En 1923, l'artiste publie un manifeste théorique éponyme exaltant la notion de kinoki (littéralement « ciné-œil »). La caméra est le prolongement amélioré et mécanisé de l'œil humain et il faut donc l'utiliser pour l'idéal communiste et non pas pour le « scénario histoire de la bourgeoisie ». Cette conception anti-narrative rejoint les théories d'Eisenstein, au point qu'on pourrait légitimement se demander si ces cinéastes ont véritablement développé une théorie du cinéma ou s'il n'a pas simplement été au même titre que les autres un simple instrument propagandiste. Cependant, les réflexions (sur le montage en particulier) et les possibilités narratives du cinéma qu'ils ont travaillées font aujourd'hui partie du vocabulaire courant du cinéma, preuve que ces idées se sont affranchies de toute politisation.

A la fin des années 30, la plupart des grands écrivains ont écrit ou du moins évoqué le cinéma dans certains textes mais uniquement sur leur seule opinion qu'ils ont de ce divertissement ou sur leur expérience de spectateur. Il n'y a pas de réflexion théorique sur le média.


Avec l'âge d'or d'Hollywood (des années 30 aux années 50), le cinéma a gagné ses lettres de noblesse. Ayant à présent son propre langage, ses propres codes et ayant acquis une légitimité auprès des autres arts, les cinéastes abandonnent plus ou moins la théorie, du moins ne publient-ils pas de textes théoriques.

Etre théoricien c'est regarder les choses, les examiner, et spéculer sur ces dernières. Dans le cas nous concernant, il s'agit de réfléchir sur les spécificités du cinéma, de l'art, et en développer une conception, des principes à véhiculer afin de mieux comprendre l'objet de cette théorie. Ricciotto Canudo (cité précédemment) revendique le cinéma en tant qu'art à part entière, n'empruntant pas aux autres mais produisant lui-même ses propres références. En 1923, Abel Gance réalise La Roue dans lequel il fait l'expérimentation des propos de Canudo en tentant l'expressivité uniquement par des moyens visuels. La critique influence donc les théories du cinéma et des cinéastes.

L'histoire reconnaît Louis Delluc pour avoir été le premier véritable critique de cinéma ayant posé les bases de l'exercice tel qu'il existe aujourd'hui. Ce dernier regrette qu'il y ait si peu d'artistes, de personnes sachant innover. Il invente le mot « cinéaste » mais également la notion de ciné-club où les films sont projetés et suivis par un débat. Le cinéma peut devenir un objet d'étude. Cette conception d'un cinéma encadré le pose en tant que fondateur de la conception d'éducation au cinéma, du statut de spectateur contemporain. Le ciné-club contribue également à la sauvegarde des films auparavant détruits. Il crée également Le Journal du ciné-club, première revue entièrement consacrée au cinéma. On voit bien transparaitre dans son action une certaine conception du cinéma, cependant cette dernière ne le concerne qu'en tant qu'objet. Ainsi ses écrits sont des critiques de sentiment, elles ne sont pas empruntes de théorie.

En 1951, André Bazin et Jacques Doniol-Valcroze créent les Cahiers du Cinéma. C'est ici que vont se former une nouvelle génération de critique qui, avec le soutien de Bazin, vont mettre au point les théories de la Nouvelle Vague et préparer une véritable révolution cinématographique. Cette dernière est un laboratoire se servant de la critique pour penser le cinéma. Parler du cinéma en référence à un autre type de cinéma (américain), afin de pointer ce qui ne fonctionne plus et ce qui pourrait, ce qui devrait le remplacer. Les théories développées par les cinéastes de la Nouvelle Vague sont nombreuses : Astruc et la caméra-stylo, Rohmer et son art de l'espace, Godard et le montage, etc. Ce qui, apparemment, n'appartenait qu'au domaine de la critique a donc formé une génération à développer des théories allant jusqu'à la revendication. C'est l'élaboration de ces nouvelles idées qui permirent au cinéma d'évoluer et de changer du tout au tout, la principale défendue étant la déconstruction. Rétrospectivement, la critique n'est pas tant un instrument punitif ou laudatif, elle réfléchit le cinéma tout autant que ses créateurs et a donc une place primordiale dans l'élaboration des théories cinématographiques.

Les critiques fondent leurs théories dans leurs propres articles, leur propre travail critique, comme les cinéastes développent les leurs dans leurs propres films. Ainsi, Truffaut introduit sa notion de politique des auteurs dans une critique de Ali Baba et les quarante voleurs de Jean Becker en 1955. Le texte ne parle que d'un aspect du film, il n'en fait à la limite pas la critique ou très peu. Il insiste sur un point théorique bien précis, à savoir que le véritable créateur, celui qui donne son identité au film, c'est le réalisateur et non pas le scénariste comme on admettait jusqu'ici. Cette idée est aujourd'hui profondément ancrée dans le cinéma contemporain car la critique est une tribune suffisamment puissante pour l'avoir faite admettre.

A noter qu'à la création des Cahiers, André Bazin fonde en parallèle les Editions de l'Etoile dont le but est de publier ou republier de longs articles critiques parus dans la revue. Il y a donc une volonté de diffuser ces nouvelles idées, à la manière d'une révolution esthétique dont les bases sont les théories des critiques.

Cette prise de pouvoir offrira aux cinéastes américains, enfermés dans un système hollywoodien ne leur permettant pas de donner pleine mesure à leurs idées, de les exprimer clairement. Ce sera le cas quand Truffaut interviewera Hitchcock en 1955, lui donnant la possibilité de diffuser ces théories et éclairant ses travaux. Godard, lui, prendra position pour le génie technique d'Orson Welles, en désaccord avec Bazin. De nombreuses dissensions apparaitront, en particulier entre la revue des Cahiers et Positif dans les années 60. Les désaccords ne portent pas tant sur des avis divergents sur des films que sur des théories différentes du cinéma, Positif étant plus élitiste que la revue rivale, et également plus traditionaliste en particulier dans son rapport à la littérature, elle ne se soumet pas à la politique des auteurs.

D'autres auteurs, ne travaillant par pour des revues, se serviront de leur expérience de spectateur et prendront le prétexte de la critique de film pour parler du cinéma. C'est le cas de Roland Barthes par exemple, qui traite (entre autres) du péplum dans Mythologies. Dans son cas, c'est le cinéma qui va nourrir sa pratique. Ainsi il utilisera beaucoup de références cinématographiques (comme d'autres références populaires) dans ses nombreuses études sur le discours et la sémiologie.


On l'a vu, le cinéaste peut être théoricien, à la fois de son propre travail mais également de l'objet qu'il travail. La critique va donc passer du côté de la réalisation afin de mettre en pratique ses idées et les confronter au matériau filmique ainsi qu'aux autres films, sortant de la « simple » critique pour devenir effective.

La Nouvelle Vague évoquée précédemment va passer derrière la caméra. On considère d'ailleurs que 1959 marque un tournant dans l'histoire du cinéma avec la sortie la même année de A Bout de souffle de Godard, Les 400 coups de Truffaut et Hiroshima mon amour de Resnais. Ces films portent en eux tout le projet soutenu par les critiques qu'ils étaient auparavant. Il est donc logique qu'on trouve en eux la mise en pratique des théories qu'ils ont pu avancer. Ainsi le trait principal des films de cette mouvance est la notion de discontinuité et de digression par rapport aux codes imposés par le cinéma classique traditionnel. Le cinéma est pour Godard une façon de vivre, voir la vie elle-même. Son film portera donc tout du long l'empreinte de son héros, Michel Poiccard, petit escroc fan de films de gangsters, en détournant les codes du cinéma que le personnage affectionne tant. Le travail du réalisateur sera non pas de faire un film de gangsters, mais plutôt un film sur le film de gangsters. Cette référence assumée marque le début du modernisme, notion chère à la Nouvelle Vague s'insurgeant contre le « cinéma de papa », expression attribuée à Truffaut, exprimant le refus de continuer à représenter le monde tel qu'on le faisait avant guerre. Le monde a changé, le cinéma se doit d'évoluer avec lui. Repenser la place de cet art dans le monde, c'est la base des théories de ces jeunes cinéastes, quitte à briser les codes. Ce n'est pas tant l'envie d'une esthétique particulière, plutôt un besoin de remettre en question des acquis, une nouvelle façon de représenter les choses et de voir le cinéma. La critique est donc la base de la pratique dans leur cas, ce qu'on leur reprochera souvent : en effet, n'ayant pas de formation technique, les films sont imparfaits de ce point de vue, mais cela fait partie des idées défendues par la Nouvelle Vague, à savoir que la transparence n'a plus lieu d'être. Le cinéma devient un matériau pour mettre en pratique leurs théories.

On aurait cependant tort de penser qu'il faut attendre la fin des années 50 pour que les critiques s'essaient à la pratique. En effet, dès la première moitié du 20ème siècle, Jean Epstein préfigure ce passage. Avant l'invention du cinéma sonore, Epstein fustige l'utilisation du texte, en particulier des cartons, dans le cinéma. Son idée est que l'image doit prévaloir sur le mot, faisant du cinéma ce qu'il appelle « la dernière réserve du féerique ». Il va également créer le concept de l'universalité du cinéma dans un article intitulé Le Cinéma pur et le film sonore. Ses films, parmi lesquels L'Auberge Rouge et La Chute de la maison Usher, sont la concrétisation de la thèse qu'il défend. L'image est une forme de contact sans médiation avec les sentiments là où le texte doit passer par le biais de l'intelligence. Bannir le texte ça signifie que chacun peut voir et comprendre le même film, ça ouvre une certaine universalité de par ce langage pur. Ces films sont présentés comme des contes philosophiques, des fables, réduisant ce qu'on montre à ce qui est nécessaire et dont la portée est universelle. Ses théories ne résisteront pas à l'avènement du sonore, tout comme son cinéma, car toute son œuvre étant basée sur l'idée qu'il se faisait du cinéma, il ne put accepter l'arrivée du son qu'il considérait comme impur.

Les critiques ayant passé la barrière de la réalisation le font donc toujours avec un état d'esprit d'expérimentation, afin de prouver que leurs théories fonctionnent. Cependant ils ne peuvent trancher radicalement avec les codes au risque de finir comme Epstein. La plupart des cinéastes de la Nouvelle Vague pré-cités sont donc rentrés dans le moule, renouant avec un certain classicisme. La critique ne pardonna jamais à Truffaut d'avoir transigé avec ses principes avec son dernier film, Le Dernier métro. Certains ont cependant poursuivi leurs recherches et continué à travailler certaines idées. C'est le cas particulièrement de Alain Resnais qui mène un travail sur le son et la chanson depuis plusieurs années. Rester intransigeant et ne pas adapter ses théories au versant économique et industriel du cinéma c'est d'un certain côté refuser ce qu'il est réellement. Ainsi Godard n'a jamais succombé à l'aspect commercial du cinéma. Sa production reste en marge du cinéma français, adulé par les cinéphiles les plus pointus, plus pour son entêtement à ne pas dévier de ses théories, pour le personnage, que pour ses œuvres. Il faut tout de même lui accorder le fait de chercher à tout prix à décortiquer le cinéma, à l'étudier sous ses moindres angles. Citons le cas intéressant de ses Histoire(s) du Cinéma qui portent en elles toutes ces théories. D'abord d'un point de vue technique (refus de la narration, déconstruction, vision élitiste du cinéma) mais également d'un point de vue culturel. Pour Godard, on l'a dit, le cinéma c'est une vie, c'est la vie. Histoire(s) du Cinéma c'est à la fois une vie de cinéma mais aussi le cinéma d'une vie. Divisé en quatre films eux-même divisés en deux parties, cette œuvre est la synthèse absolue d'une conception du cinéma de par ce qu'elle aborde et la façon dont elle est construite, puisqu'elle reprend l'histoire du cinéma (ou une histoire, ou plusieurs histoires, une histoire subjective tout du moins, éclairée par la culture propre au réalisateur), la mêlant avec la vie de Godard, sa vie se résumant au cinéma. Ce n'est plus tant la concrétisation de ses théories que celle de sa propre vie vue à travers le cinéma et réciproquement.


L'art étant propre à l'humanité et cette dernière évoluant constamment, le cinéma aura toujours besoin d'être pensé, réfléchi, remis en question. Les cinéastes sont bien entendu les premiers à expérimenter leurs théories sur leur propre pratique et sur l'objet qu'il travaillent, mais ils ont besoin que soient confrontées à leur travail et leurs idées des personnes ayant d'autres conceptions du cinéma. La critique, du moins une certaine critique est là pour cela. Un autre but de la critique est d'être prescriptive afin de confronter le cinéma aux idées du spectateur.

Aujourd'hui la question théorique du cinéma a plus ou moins été abandonnée par les praticiens. Ainsi les critiques passant à la réalisation n'avanceront pas une nouvelle conception du cinéma ni une autre manière de le faire, sans que cela soit un regret, de très bons cinéastes venant de la critique. Eisenstein et Godard n'ont pas d'héritier dans cette conception de carrière cinématographique avec de la pratique et aussi du théorique, du filmique et de l'écrit. Depuis le divorce entre le cinéma d'auteur et le cinéma populaire et avec le rachat des studios de cinéma par les studios de télévision, la question de la théorie a été transmise aux universités, leur laissant le soin de former les futurs théoriciens et de les amener à se confronter à leur propre expérience afin de continuer à faire évoluer le cinéma.

23/04/2010

"Nous sommes transportés dans une autre dimension, une dimension faite non seulement de paysages et de sons, mais aussi d’esprits"

Actuellement se joue une véritable révolution avec la 3D. Que l'on soit pour ou contre, le fait est que nous nous dirigeons vers une généralisation de ce procédé, qu'on le veuille ou non.
Tout d'abord, il convient de distinguer deux types d'image : le "fond" de l'image 3D, quand les personnages sont au niveau de l'écran et qu'une impression de profondeur se dégage de l'image, et l'"effet" 3D qui correspond au surgissement d'un objet entre l'écran et le spectateur.
Comment fonctionne la 3D? Le principe est de leurrer la vision stéréoscopique de l'œil humain en proposant une image différente pour chaque œil. Il existe plusieurs procédés pour y parvenir :
D'abord, la projection d'anaglyphes : on décompose deux images par leurs couleurs, avec un verre par œil, et donc une couleur par œil. L'inconvénient de cette méthode est la perte colorimétrique qui en découle.
Ensuite, une des méthodes utilisées aujourd'hui, la projection polarisée : un peu de physique pour comprendre. La lumière est composée de photons. Ces derniers sont de quatre types différents selon leur direction (pour faire simple par ondes horizontales, ondes verticales, ondes spiraliques trigonométriques [sens inverse des aiguilles d'une montre] et ondes spiraliques anti-trigonométriques [sens des aiguilles d'une montre]). Dans le cas d'une projection en trois dimensions, les lunettes serviront de filtre avec des verres laissant passer un seul type de photons (spiraliques en général), faisant donc voir une image différente à chaque œil.
Enfin, autre méthode utilisée couramment mais moins moins répandue pour son coup plus élevé, la projection alternée : un projecteur numérique projette 144 images par seconde, soit 72 pour l'œil droit et 72 pour l'œil gauche, chacune de ces images différant légèrement pour chaque œil. Les lunettes à cristaux liquides sont synchronisées au projecteur par un boitier qui obscurcit les verres alternativement afin que deux images différentes soient perçues, créant ainsi l'effet 3D.
Historiquement, l'idée de la représentation en relief existait bien avant l'invention du cinéma avec les anaglyphes d'un côté et les stéréoscopes de l'autre. Les premières projections de films en trois dimensions datent des années 10 et 20. On note une montée en flèche de ces productions dans les années 50 à cause de la crise des studios (en particulier à cause de l'arrivée de la télévision) qui cherchent à proposer des nouveautés aux spectateurs pour les faire revenir au cinéma. Cependant ces tentatives sont des échecs : les films sont de piètre qualité, les scores en salles sont décevants, de nombreux problèmes techniques se posent (besoin de deux caméras au tournage par exemple), les coûts d'équipement des salles sont très élevés et un autre format spectaculaire remporte l'adhésion du public, le Cinémascope.
Nous manquons encore de distance pour comprendre ce qui fait aujourd'hui revenir la 3D sur le devant de la scène. Le succès du Avatar de James Cameron y est sans doute pour quelque chose, ayant été pensé pour être tourné selon ce procédé visuel. Ce retour est peut-être aussi dû au spectateur moderne qui connait les codes du cinéma sur le bout des doigts et s'en lasse d'une certaine manière. En effet, en cette ère de post-modernisme, le cinéma se construit en relation à son propre passé. C'est un cinéma de la citation, de la reconstruction. Le spectateur contemporain a besoin de nouveauté, ce que lui apporte la 3D. Enfin, il est à noter que nous sommes aujourd'hui dans une recherche non pas de réalité (ce que cherchait le cinéma des années 30, et on pourrait penser que la 3D s'approche d'une représentation réaliste du monde) mais du spectaculaire. L'effet de profondeur apporté par la technologie 3D ne fait rien d'autre que spectaculariser plus encore un film. Ainsi, pour le moment, elle est réservée aux blockbusters et est un argument de vente, mais le spectateur s'habituant à ce nouvel artifice va penser le cinéma différemment, à commencer par "tiens, cette scène aurait été mieux en 3D". Ce nouveau procédé va changer le comportement et les attentes du spectateur. Ainsi, c'est le spectateur qui va se faire à la 3D, comme cela fut le cas avec l'arrivée de la couleur en 1932. Reste tout de même à la 3D de résoudre certains problèmes tels que les soucis dus à la profondeur de champ (l'intrusion d'un objet au premier plan sera plus flou que le reste de l'image), ceux des limites du cadre (un objet sortant de l'écran et un cadrage qui remonte fera disparaitre d'un coup cet objet), des effets de faux-raccords lors des scènes d'action, et les problèmes de santé rencontrés par certains. Cela dit, il n'est pas à douter que le spectateur s'y habituera, reste au cinéma lui-même d'inventer une nouvelle scénographie, une nouvelle grammaire, voir un "nouveau cinéma" afin de faire que la 3D ne soit plus un simple artifice esthétisant mais une nouvelle possibilité de faire du cinéma.

21/04/2010

Pas un si grand choc pour les titans.

Louis Leterrier est un autre de ces réalisateurs français expatriés à Hollywood à qui les studios confient les clés de leurs grosses productions. Son dernier film, L'Incroyable Hulk n'avait pas tant surpris que proposé une action rythmée et très bien construite.
Le Choc des Titans s'inscrit dans la continuité. Film d'action/aventure/fantasy, il n'a pas pour ambition de nous présenter une énième adaptation d'un récit mythologique tel qu'avaient essayé Troie ou Alexandre, et grand bien lui fasse. L'histoire qui nous est contée est celle de Persée, demi-dieu de son état, qui va défier l'Olympe en s'efforçant de suivre une ligne de conduite humaine (cela dit pas d'inquiétude, ses prouesses en tant que héros n'ont rien de banales). Nous ne sommes donc pas dans un scénario cherchant à tout prix à innover, n'étant ni plus ni moins que la quête d'un moyen pour vaincre le Kraken, titan aux proportions démesurées que l'on aurait aimé voir un peu plus que trois minutes à la fin du film.
Du reste, le bestiaire reste très réussi, on regrettera cependant qu'il ne soit pas plus éclectique au vu des possibilités qu'offrait une telle fresque. On excusera aussi au passage l'utilisation des djinns qui ressemblent à un mélange entre Chewbacca et l'homme-arbre du Pavillon de la Vienne du Futuroscope. Les acteurs, quant à eux, s'en tirent honnorablement, à l'exception de Sam "Avatar" Worthington (surnom qui lui restera encore bien longtemps, à moins qu'il n'ait l'opportunité de s'en affranchir par un rôle plus profond, ce dont on doute malheureusement) qui se contente de camper un héros écrasé par le désir de vengeance dû à l'assassinat de ses parents par le dieu Hadès (intéressant Ralph Fiennes, bien qu'un peu excessif). Déjà vu certes, mais en mieux. Le reste du panthéon ressemble plus aux chevaliers du zodiaque qu'à des dieux olympiens cruels et omnipotents, et on aurait aimé plus de références à leur passé ainsi qu'à d'autres mythes. Une tentative est amorcée avec l'histoire de Io, mais cette dernière est bien vite reléguée au rang de faire valoir, d'atout sexy tel qu'on se doit d'en proposer dans un blockbuster classique (mais on se laisse volontiers faire grâce à la magnifique Gemma Aterton, que l'on attend d'ailleurs impatiemment dans l'imminent Prince of Persia)
A cela s'ajoute les décors, tantôt imposants et sublimes(qui ne sont pas sans rappeler ceux du Seigneur des Anneaux), puis d'autres fois très artificiels, entre la maîtrise totale des technologies actuelles et la nostalgie d'une époque où l'imperfection était le signe d'un cinéma plus artisanal, plus magique, qui nous rappelle qu'avant d'être un film grand public des années 2010, Le Choc des Titans était un film de 1981 aux effets spéciaux dans la lignée de l'excellent Jason et les Argonautes.

Le Choc des Titans version 2010 ne surprend pas autant qu'on aurait aimé, on a connu des histoires moins attendues (surtout du fait que le but de tout le périple des héros annonce directement la fin du film qui durera moins de dix minutes, à savoir la mort du Kraken) et des personnages plus complexes. De la même manière, on aurait légitimement attendu des décors et une musique plus originaux (on a connu Ramin Djawadi, compositeur de la BO, beaucoup plus inspiré, en particulier avec l'excellent travail qu'il a fait pour Iron Man). Cependant, Le Choc des Titans n'a pas non plus pour vocation de révolutionner le genre du film d'aventure épique. Louis Leterrier nous offre tout de même des séquences d'action et des scènes de combat et de poursuite très réussies, au rythme et à la mise en scène intelligente, ce qui a tout de même une certaine valeur au vue de la qualité des productions actuelles en ce sens. Elles sont également bien réparties tout au long du film, auquel on peut certes reprocher de n'être qu'un prétexte à cet enchainement. Restons tout de même sur une note positive, en considérant que le film mélange habilement aventure, action et fantasy et qu'il remplit sa mission en tant que blockbuster pré-estival. On attend avec impatience de voir à quoi ressemblera, dans la même veine, l'adaptation du jeu Prince of Persia par Mike Newell. Verdict le 26 Mai.

12/03/2010

You know his name

Jusqu'à Casino Royale, les James Bond se succédaient dans une apparente continuité. 007 est le même agent car il a au fil des épisodes les mêmes patrons, parfois les mêmes ennemis. La technologie et la situation politique évoluent mais le personnage de Bond reste le même, seul les acteurs qui l'incarnent changent.
Casino Royale est différent et remet en question cette continuité. En effet il parait de premier abord que cette logique soit suivie à l'image des films précédents, la principale raison étant que l'on retrouve le personnage de M joué par l'actrice Judi Dench depuis Goldeneye (1995). Cependant le personnage de 007 est un nouvel agent, et pas simplement un autre acteur qui endosse le rôle comme cela a été le cas jusqu'ici. En effet, on voit dans le pré-générique son tout premier meurtre présenté en noir et blanc, élément stylistique évoquant le passé. On pourrait penser à un flash back racontant les tous débuts de la carrière de James Bond mais le problème se poserait au niveau de la technologie utilisée car cette dernière est bien plus évoluée que dans les films précédents.
Le personnage lui-même est totalement différent. Il est plus humain, se bat de façon plus réaliste et l'accent n'est plus mis sur la technologie comme ce fut le cas par le passé (notamment avec le personnage de Q). La saga a changé Est-ce un nouvel agent portant le même patronyme hérité de ses prédécesseurs ou bien un reboot? La présence du personnage de Félix (que l'on trouve dans les précédents épisodes et qui perd sa jambe dans
Permis de tuer) nous ferait pencher du côté du reboot puisqu'on voit ici sa première rencontre avec Bond, confirmant que Casino Royale rompt la continuité avec les épisodes précédents.
De plus,
Casino Royale est le titre du premier roman de Fleming avec 007. Le film nous propose donc le début d'une nouvelle saga en commençant par le commencement, à savoir l'adaptation de la première aventure de James Bond.


Le pré-générique nous place dans un contexte classique, celui de l'ancien empire soviétique, ici en République Tchèque avec le cliché de l'homme à la chapska. La temporalité est ici problématique, en effet on peut y voir un flashback avec la scène dans les toilettes. Le noir et blanc donnant une cachet "passé" à la séquence, il est difficile de définir la temporalité. Classiquement le pré-générique d'un James Bond aurait une fonction narrative servant à introduire l'histoire. Or ici, nous ne sommes pas encore dans l"histoire mais dans ce qui la
précède, le pré-générique, par définition ce qu'il y a avant l'histoire. Quoi de plus naturel donc de montrer ce qui a rendu l'histoire possible, à savoir l'accession de l'agent au statut de double zéro? C'est la raison pour laquelle la séquence est en noir et blanc et que l'ascenseur s'arrête au 6ème étage : nous sommes ici dans l'attente du double meurtre (double zéro) et la prochaine étape de l'ascension de l'agent (étage suivant : 7).

Cette rupture avec les épisodes passés impose de légitimer ce statut de nouvelle saga, chose dont le générique va se charger.



Ce dernier acquière un nouveau statut que n'avaient pas les génériques de la franchise jusque-là. En effet, ils se résumaient à des représentations stylisées de silhouettes (pour la plupart féminines) et répondaient à une esthétique figurative imposée jusqu'à définir les codes du générique de James Bond. Ici la silhouette du personnage est reconnaissable là où auparavant elle ne faisait qu'évoquer une identité. James Bond n'est plus une silhouette reconnaissable à son smoking et son arme, il a des traits humains, en l'occurrence ceux de Daniel Craig.
Autre personnage qui se distingue dans ce générique, celui de Vesper (Eva Green). Ce qui importe ce n'est plus le statut du personnage, ou la symbolique du personnage. Ce ne sont plus simplement des formes, ce sont des personnages. On voit au tout début de ce générique la figure du valet, puis Vesper est associée à celle de la dame, membre du couple royal. La figure du roi est, elle, absente, pour une simple raison c'est que celui qui l'incarne est omniprésent tout au long de la séquence : Bond. Cette assimilation explique également pourquoi il arrivera à battre le
bad guy du film, Le Chiffre, puisque le roi l'emporte sur le chiffre.
Tout le but du générique est d'ailleurs de nous renvoyer au motif du jeu car dans
Casino Royale l'action n'est pas due aux multiples fusillades mais au jeu lui-même. De cette manière, les armes ne tirent pas des balles mais des couleurs, le viseur devient roulette, les ennemis (ou plutôt leur représentation stylisée) meurent en se changeant en cartes. Tout ceci n'est qu'un jeu, la violence n'est plus l'enjeu de l'action, ce dernier étant le jeu. Cependant ce jeu peut être dangereux, ainsi le 7 de cœur devient 007, preuve que le jeu peut tuer.
Ce James Bond moderne est, on l'a dit, beaucoup plus humain. Le genre du film d'action a beaucoup évolué et le personnage en est la preuve. Ainsi, on remarquera dans
Casino Royale un changement majeur par rapport aux épisodes passés au niveau du rapport à la sexualité. La femme n'est plus un faire valoir qui accompagne le personnage dans l'attente de coucher avec lui et de flatter le spectateur. La James Bond girl entretient à présent un véritable rapport humain avec l'espion, sans pour autant écarter l'aspect sexuel mais en le problématisant. Dans le générique on notera l'échelle de Bond par rapport à la figure de Vesper. De plus, il tire en l'air sans pour autant viser un ennemi, symbole phallique par excellence. La figure de la dame tient également une fleur, exacerbant sa féminité par ce renvoi à la sexualité féminine. Le pique est aussi intéressant à analyser. C'est en effet un signe qui pointe vers le haut. De la même façon, la représentation stylistique du cœur telle qu'on la connait renvoie à une image sexuelle à la base, celle du sexe féminin pointant vers le bas rehaussé de courbes et dont la couleur rouge insiste sur la connotation sexuelle.

Chose très étrange et inhabituelle, on trouve dans le générique un élément diégétique dans une séquence habituellement figurative, à savoir la confirmation du statut d'agent double zéro de Bond. Il y a donc la recherche d'une certaine légitimité, nous ne sommes plus dans la représentation d'une forme comme auparavant mais dans celle d'une identité. On légitime la fonction du personnage mais aussi Daniel Craig dans le rôle de James Bond car il apparait dans le plan suivant qui clôt le générique. Il n'est qu'une forme, une figure, et s'avance vers les 1er plan, dévoilant son visage. James Bond n'est plus une forme figée, indistincte à en être caricaturale, c'est à présent un être humain bien reconnaissable, c'est Daniel Craig. D'ailleurs, pour insister sur cette nouvelle identité/identification, la chanson se termine sur le visage en gros plan de l'acteur, proclamant "You know my name".

11/03/2010

Le rapport de la théorie dans la pratique artistique

L'histoire du cinéma est une discipline on ne peut plus récente. Tout d'abord car la naissance du cinématographe nous ramène à un passé peu éloigné, à savoir les dernières années du 19ème siècle. Ensuite car l'affirmation du cinéma en tant qu'art a été un travail de longue haleine de la part de ses défenseurs de par ses procédés techniques et son versant industriel et commercial. Les personnes qui se sont battues pour cette reconnaissance l'ont fait par le biais de l'écriture, d'abord dans des articles de revues spécialisées dans les spectacles (en particulier le théâtre), puis dans des journaux, de fait que petit à petit des revues sur le cinéma ont vu le jour en même temps que le goût du public et un intérêt croissant de la part des spectateurs, futurs cinéphiles. Le lien entre le cinéma et l'écriture est donc très fort car c'est par ce biais qu'il a pu se légitimer.

Il n'est donc pas étonnant de voir que c'est par ce rapport au texte que l'on a pu étudier et se poser des questions sur la nature du cinéma. Ainsi l'écriture permet de décrire des pratiques, qu'elles soient professionnelles (du côté du réalisateur notamment) ou plus personnelles (du côté du spectateur), oppose le cinéma aux autres arts, et crée des expressions particulières en développant et en inventant un nouveau langage. Les différents acteurs de ce développement intellectuel (et intellectualisant) du cinéma ont tous défendu leur propre conception en dissertant sur ses spécificités, ses possibilités, son fonctionnement et son avenir. Ils ont théorisé le cinéma.


Les tous premiers à avoir pensé le cinéma ont dû faire avec la nouveauté de ce média. C'était une technique et un art à inventer, à défricher, ce sont donc ses praticiens qui ont été les premiers à développer une certaine conception du cinéma en théorisant leur propre pratique artistique. L'œuvre littéraire théorique des cinéastes n'est pas négligeable. En effet, ceux-ci documentent leur pratique artistique et projettent un cinéma à inventer en tant qu'espace de création.

Au début du 20ème siècle, le cinéma est un divertissement de fête foraine, les vues Lumière n'ont aucune visée narrative mais cherchent à produire du spectaculaire. Avec la possibilité d'acheter ses propres vues Lumière et l'appareil permettant de projeter et enregistrer sur la pellicule, nombreux vont être ceux à s'essayer à raconter des histoires et ainsi permettre une nouvelle réflexion sur ce média, de même que son développement.

Décrire la spécificité d'un art neuf se fait par une réflexion écrite, une sorte d'auto-configuration : des textes d'artistes essayant de saisir une activité et des caractéristiques esthétiques, philosophiques, historiques et politiques, une conception du cinéma et pas un simple texte critique de prescription. C'est ainsi que des « écranistes » comme les appelait Canudo (l'un des premiers à prendre la défense du cinéma en tant qu'art et premier à utiliser l'expression « septième art »), tel que Eisenstein vont théoriser leur propre pratique.

Ce dernier est connu pour avoir inventé, ou du moins pour avoir été le premier a penser une certaine conception du montage. Là où Griffith utilisait un montage narratif, Eisenstein exalte un montage non narratif mais produisant du sens, ce qu'il qualifiait lui même de cinéma « coup de poing ». Ce principe se trouve dans ses films les plus connus, tels que La Grève (1914) ou Le Cuirassé Potemkine (1915) où c'est l'enchainement des images qui crée un sens supplémentaire à l'image. Ce conflit des plans, cette symbolique du montage, sont la volonté d'utiliser ce média au service d'une idéologie, celle du communisme, preuve d'une réflexion sur la fonction même du cinéma avant même de réfléchir à son fonctionnement. Le spectacle pur, tel que le théorise et le met en pratique Griffith dans ses films (Naissance d'une nation, 1915) est l'opium du peuple pour Eisenstein. C'est donc par une réflexion sur la finalité du cinéma et en étudiant un mécanisme aussi technique que le montage que ce cinéaste russe a trouvé une nouvelle voie, a proposé une autre façon de penser la narration et le cinéma lui-même.

Si les écrits de Griffith sur sa propre pratique sont assez minces (ses théories narratives sont beaucoup plus présentes dans sa pratique de cinéaste), ceux d'Eisenstein en revanche témoignent d'une profonde réflexion sur son travail et sur son art en général. Certains de ses textes dénoncent même l'utilisation que Griffith fait du montage en lui opposant sa propre conception. Il contribue donc à créer ce langage par la production de nombreux textes théoriques. Le choix de les écrire et non simplement de les laisser transparaitre dans ses films s'explique par le fait que son engagement très poussé se doit d'être compris par le plus grand nombre et légitimer la place du cinéma en tant que mode d'expression. A ses débuts, le cinéma devait penser sa place dans l'esthétique et par rapport aux autres arts. Il fallait le définir, en théoriser différents aspects, son statut par rapport au monde et les influences qu'il peut avoir sur ce dernier (et réciproquement), son rôle, son histoire suivant l'époque dans laquelle il s'inscrit et ses implications politiques. Les écrits d'Eisentein viennent donc éclairer son cinéma mais cherchent aussi à asseoir la suprématie de sa conception propagandiste de ce nouveau média.

L'un de ses contemporains et compatriote, Dziga Vertov, entretenait, lui, des pratiques artistiques multiples. En effet, ce dernier écrit des poèmes et est un proche du mouvement futuriste. Le cinéma est pour lui un autre moyen, un autre média qui permet d'être utilisé pour servir son inspiration et ses préoccupations esthétiques. Etant tout jeune, c'est un nouveau terreau qui va être nourri des théories des autres pratiques artistiques de Vertov (avant de nourrir à son tour les autres arts en particulier sur les questions du mouvement et de la représentation du réel). En 1923, l'artiste publie un manifeste théorique éponyme exaltant la notion de kinoki (littéralement « ciné-œil »). La caméra est le prolongement amélioré et mécanisé de l'œil humain et il faut donc l'utiliser pour l'idéal communiste et non pas pour le « scénario histoire de la bourgeoisie ». Cette conception anti-narrative rejoint les théories d'Eisenstein, au point qu'on pourrait légitimement se demander si ces cinéastes ont véritablement développé une théorie du cinéma ou s'il n'a pas simplement été au même titre que les autres un simple instrument propagandiste. Cependant, les réflexions (sur le montage en particulier) et les possibilités narratives du cinéma qu'ils ont travaillées font aujourd'hui partie du vocabulaire courant du cinéma, preuve que ces idées se sont affranchies de toute politisation.

A la fin des années 30, la plupart des grands écrivains ont écrit ou du moins évoqué le cinéma dans certains textes mais uniquement sur leur seule opinion qu'ils ont de ce divertissement ou sur leur expérience de spectateur. Il n'y a pas de réflexion théorique sur le média.


Avec l'âge d'or d'Hollywood (des années 30 aux années 50), le cinéma a gagné ses lettres de noblesse. Ayant à présent son propre langage, ses propres codes et ayant acquis une légitimité auprès des autres arts, les cinéastes abandonnent plus ou moins la théorie, du moins ne publient-ils pas de textes théoriques.

Etre théoricien c'est regarder les choses, les examiner, et spéculer sur ces dernières. Dans le cas nous concernant, il s'agit de réfléchir sur les spécificités du cinéma, de l'art, et en développer une conception, des principes à véhiculer afin de mieux comprendre l'objet de cette théorie. Ricciotto Canudo (cité précédemment) revendique le cinéma en tant qu'art à part entière, n'empruntant pas aux autres mais produisant lui-même ses propres références. En 1923, Abel Gance réalise La Roue dans lequel il fait l'expérimentation des propos de Canudo en tentant l'expressivité uniquement par des moyens visuels. La critique influence donc les théories du cinéma et des cinéastes.

L'histoire reconnaît Louis Delluc pour avoir été le premier véritable critique de cinéma ayant posé les bases de l'exercice tel qu'il existe aujourd'hui. Ce dernier regrette qu'il y ait si peu d'artistes, de personnes sachant innover. Il invente le mot « cinéaste » mais également la notion de ciné-club où les films sont projetés et suivis par un débat. Le cinéma peut devenir un objet d'étude. Cette conception d'un cinéma encadré le pose en tant que fondateur de la conception d'éducation au cinéma, du statut de spectateur contemporain. Le ciné-club contribue également à la sauvegarde des films auparavant détruits. Il crée également Le Journal du ciné-club, première revue entièrement consacrée au cinéma. On voit bien transparaitre dans son action une certaine conception du cinéma, cependant cette dernière ne le concerne qu'en tant qu'objet. Ainsi ses écrits sont des critiques de sentiment, elles ne sont pas empruntes de théorie.

En 1951, André Bazin et Jacques Doniol-Valcroze créent les Cahiers du Cinéma. C'est ici que vont se former une nouvelle génération de critique qui, avec le soutien de Bazin, vont mettre au point les théories de la Nouvelle Vague et préparer une véritable révolution cinématographique. Cette dernière est un laboratoire se servant de la critique pour penser le cinéma. Parler du cinéma en référence à un autre type de cinéma (américain), afin de pointer ce qui ne fonctionne plus et ce qui pourrait, ce qui devrait le remplacer. Les théories développées par les cinéastes de la Nouvelle Vague sont nombreuses : Astruc et la caméra-stylo, Rohmer et son art de l'espace, Godard et le montage, etc. Ce qui, apparemment, n'appartenait qu'au domaine de la critique a donc formé une génération à développer des théories allant jusqu'à la revendication. C'est l'élaboration de ces nouvelles idées qui permirent au cinéma d'évoluer et de changer du tout au tout, la principale défendue étant la déconstruction. Rétrospectivement, la critique n'est pas tant un instrument punitif ou laudatif, elle réfléchit le cinéma tout autant que ses créateurs et a donc une place primordiale dans l'élaboration des théories cinématographiques.

Les critiques fondent leurs théories dans leurs propres articles, leur propre travail critique, comme les cinéastes développent les leurs dans leurs propres films. Ainsi, Truffaut introduit sa notion de politique des auteurs dans une critique de Ali Baba et les quarante voleurs de Jean Becker en 1955. Le texte ne parle que d'un aspect du film, il n'en fait à la limite pas la critique ou très peu. Il insiste sur un point théorique bien précis, à savoir que le véritable créateur, celui qui donne son identité au film, c'est le réalisateur et non pas le scénariste comme on admettait jusqu'ici. Cette idée est aujourd'hui profondément ancrée dans le cinéma contemporain car la critique est une tribune suffisamment puissante pour l'avoir faite admettre.

A noter qu'à la création des Cahiers, André Bazin fonde en parallèle les Editions de l'Etoile dont le but est de publier ou republier de longs articles critiques parus dans la revue. Il y a donc une volonté de diffuser ces nouvelles idées, à la manière d'une révolution esthétique dont les bases sont les théories des critiques.

Cette prise de pouvoir offrira aux cinéastes américains, enfermés dans un système hollywoodien ne leur permettant pas de donner pleine mesure à leurs idées, de les exprimer clairement. Ce sera le cas quand Truffaut interviewera Hitchcock en 1955, lui donnant la possibilité de diffuser ces théories et éclairant ses travaux. Godard, lui, prendra position pour le génie technique d'Orson Welles, en désaccord avec Bazin. De nombreuses dissensions apparaitront, en particulier entre la revue des Cahiers et Positif dans les années 60. Les désaccords ne portent pas tant sur des avis divergents sur des films que sur des théories différentes du cinéma, Positif étant plus élitiste que la revue rivale, et également plus traditionaliste en particulier dans son rapport à la littérature, elle ne se soumet pas à la politique des auteurs.

D'autres auteurs, ne travaillant par pour des revues, se serviront de leur expérience de spectateur et prendront le prétexte de la critique de film pour parler du cinéma. C'est le cas de Roland Barthes par exemple, qui traite (entre autres) du péplum dans Mythologies. Dans son cas, c'est le cinéma qui va nourrir sa pratique. Ainsi il utilisera beaucoup de références cinématographiques (comme d'autres références populaires) dans ses nombreuses études sur le discours et la sémiologie.


On l'a vu, le cinéaste peut être théoricien, à la fois de son propre travail mais également de l'objet qu'il travail. La critique va donc passer du côté de la réalisation afin de mettre en pratique ses idées et les confronter au matériau filmique ainsi qu'aux autres films, sortant de la « simple » critique pour devenir effective.

La Nouvelle Vague évoquée précédemment va passer derrière la caméra. On considère d'ailleurs que 1959 marque un tournant dans l'histoire du cinéma avec la sortie la même année de A Bout de souffle de Godard, Les 400 coups de Truffaut et Hiroshima mon amour de Resnais. Ces films portent en eux tout le projet soutenu par les critiques qu'ils étaient auparavant. Il est donc logique qu'on trouve en eux la mise en pratique des théories qu'ils ont pu avancer. Ainsi le trait principal des films de cette mouvance est la notion de discontinuité et de digression par rapport aux codes imposés par le cinéma classique traditionnel. Le cinéma est pour Godard une façon de vivre, voir la vie elle-même. Son film portera donc tout du long l'empreinte de son héros, Michel Poiccard, petit escroc fan de films de gangsters, en détournant les codes du cinéma que le personnage affectionne tant. Le travail du réalisateur sera non pas de faire un film de gangsters, mais plutôt un film sur le film de gangsters. Cette référence assumée marque le début du modernisme, notion chère à la Nouvelle Vague s'insurgeant contre le « cinéma de papa », expression attribuée à Truffaut, exprimant le refus de continuer à représenter le monde tel qu'on le faisait avant guerre. Le monde a changé, le cinéma se doit d'évoluer avec lui. Repenser la place de cet art dans le monde, c'est la base des théories de ces jeunes cinéastes, quitte à briser les codes. Ce n'est pas tant l'envie d'une esthétique particulière, plutôt un besoin de remettre en question des acquis, une nouvelle façon de représenter les choses et de voir le cinéma. La critique est donc la base de la pratique dans leur cas, ce qu'on leur reprochera souvent : en effet, n'ayant pas de formation technique, les films sont imparfaits de ce point de vue, mais cela fait partie des idées défendues par la Nouvelle Vague, à savoir que la transparence n'a plus lieu d'être. Le cinéma devient un matériau pour mettre en pratique leurs théories.

On aurait cependant tort de penser qu'il faut attendre la fin des années 50 pour que les critiques s'essaient à la pratique. En effet, dès la première moitié du 20ème siècle, Jean Epstein préfigure ce passage. Avant l'invention du cinéma sonore, Epstein fustige l'utilisation du texte, en particulier des cartons, dans le cinéma. Son idée est que l'image doit prévaloir sur le mot, faisant du cinéma ce qu'il appelle « la dernière réserve du féerique ». Il va également créer le concept de l'universalité du cinéma dans un article intitulé Le Cinéma pur et le film sonore. Ses films, parmi lesquels L'Auberge Rouge et La Chute de la maison Usher, sont la concrétisation de la thèse qu'il défend. L'image est une forme de contact sans médiation avec les sentiments là où le texte doit passer par le biais de l'intelligence. Bannir le texte ça signifie que chacun peut voir et comprendre le même film, ça ouvre une certaine universalité de par ce langage pur. Ces films sont présentés comme des contes philosophiques, des fables, réduisant ce qu'on montre à ce qui est nécessaire et dont la portée est universelle. Ses théories ne résisteront pas à l'avènement du sonore, tout comme son cinéma, car toute son œuvre étant basée sur l'idée qu'il se faisait du cinéma, il ne put accepter l'arrivée du son qu'il considérait comme impur.

Les critiques ayant passé la barrière de la réalisation le font donc toujours avec un état d'esprit d'expérimentation, afin de prouver que leurs théories fonctionnent. Cependant ils ne peuvent trancher radicalement avec les codes au risque de finir comme Epstein. La plupart des cinéastes de la Nouvelle Vague pré-cités sont donc rentrés dans le moule, renouant avec un certain classicisme. La critique ne pardonna jamais à Truffaut d'avoir transigé avec ses principes avec son dernier film, Le Dernier métro. Certains ont cependant poursuivi leurs recherches et continué à travailler certaines idées. C'est le cas particulièrement de Alain Resnais qui mène un travail sur le son et la chanson depuis plusieurs années. Rester intransigeant et ne pas adapter ses théories au versant économique et industriel du cinéma c'est d'un certain côté refuser ce qu'il est réellement. Ainsi Godard n'a jamais succombé à l'aspect commercial du cinéma. Sa production reste en marge du cinéma français, adulé par les cinéphiles les plus pointus, plus pour son entêtement à ne pas dévier de ses théories, pour le personnage, que pour ses œuvres. Il faut tout de même lui accorder le fait de chercher à tout prix à décortiquer le cinéma, à l'étudier sous ses moindres angles. Citons le cas intéressant de ses Histoire(s) du Cinéma qui portent en elles toutes ces théories. D'abord d'un point de vue technique (refus de la narration, déconstruction, vision élitiste du cinéma) mais également d'un point de vue culturel. Pour Godard, on l'a dit, le cinéma c'est une vie, c'est la vie. Histoire(s) du Cinéma c'est à la fois une vie de cinéma mais aussi le cinéma d'une vie. Divisé en quatre films eux-même divisés en deux parties, cette œuvre est la synthèse absolue d'une conception du cinéma de par ce qu'elle aborde et la façon dont elle est construite, puisqu'elle reprend l'histoire du cinéma (ou une histoire, ou plusieurs histoires, une histoire subjective tout du moins, éclairée par la culture propre au réalisateur), la mêlant avec la vie de Godard, sa vie se résumant au cinéma. Ce n'est plus tant la concrétisation de ses théories que celle de sa propre vie vue à travers le cinéma et réciproquement.


L'art étant propre à l'humanité et cette dernière évoluant constamment, le cinéma aura toujours besoin d'être pensé, réfléchi, remis en question. Les cinéastes sont bien entendu les premiers à expérimenter leurs théories sur leur propre pratique et sur l'objet qu'il travaillent, mais ils ont besoin que soient confrontées à leur travail et leurs idées des personnes ayant d'autres conceptions du cinéma. La critique, du moins une certaine critique est là pour cela. Un autre but de la critique est d'être prescriptive afin de confronter le cinéma aux idées du spectateur.

Aujourd'hui la question théorique du cinéma a plus ou moins été abandonnée par les praticiens. Ainsi les critiques passant à la réalisation n'avanceront pas une nouvelle conception du cinéma ni une autre manière de le faire, sans que cela soit un regret, de très bons cinéastes venant de la critique. Eisenstein et Godard n'ont pas d'héritier dans cette conception de carrière cinématographique avec de la pratique et aussi du théorique, du filmique et de l'écrit. Depuis le divorce entre le cinéma d'auteur et le cinéma populaire et avec le rachat des studios de cinéma par les studios de télévision, la question de la théorie a été transmise aux universités, leur laissant le soin de former les futurs théoriciens et de les amener à se confronter à leur propre expérience afin de continuer à faire évoluer le cinéma.

26/02/2010

Watching the Watchmen

Roman graphique de Alan Moore et Dave Gibbons, Watchmen est un roman graphique publié à partir de 1986 sous la forme d'un comic book mensuel. Son succès a amené le Times a le classer parmi les cent meilleurs romans anglais du 20ème siècle.

Watchmen est une uchronie et nous présente un monde parallèle, ce que serait celui que nous connaissons si un être doté de pouvoirs surnaturels était apparu au milieu du siècle. Ainsi, dans cet univers, Nixon entame son cinquième mandat, l'Amérique a gagné la guerre du Vietnam, et la guerre froide bat son plein au point que la troisième Guerre Mondiale couve.

L'histoire présente un ancien groupe de super héros, les Watchmen, menant une enquête sur la mort de l'un d'entre eux, mise en perspective avec l'apocalypse nucléaire qui menace. Réputé comme inadaptable, Snyder propose un film d'une fidélité ahurissante au roman graphique original, avec cependant certains aménagements dû au passage d'un média à l'autre.

De quelle manière sont construites ces œuvres? Quels échos peut-on trouver de l'une à l'autre et quels sont les effets qu'ils produisent? Quel rôle jouent les différents niveaux de référence, et à quoi ces dernières renvoient-elles?

Tout d'abord il convient de s'intéresser à la question de l'adaptation du roman graphique au film. Certains effets narratifs et cadrages sont repris au profit d'une approche très similaire de l'œuvre. Cependant les codes cinématographiques se présentent de par leur nature comme les limites à un portage à l'identique, jusqu'à une appropriation personnelle de l'œuvre par le réalisateur dans une certaine mesure.

Il est également indispensable d'étudier les outils de la construction de l'uchronie et son rapport à la réalité. Ainsi Watchmen propose une histoire de l'humanité commune avec le spectateur mais revisitée. Le matériau et le genre sont eux aussi questionnés par divers principes réflexifs. A tel point que les différentes sources mises en scènes, à la fois liées et distinctes de l'œuvre, sont multiples et proposent une expérience unique.


La fidélité à la source originale est très marquée. Les plans (échelle, enchainement, couleurs) et le texte sont repris, voir même re-cités, avec un maniérisme parfois trop poussé.

Concernant la question de l'adaptation, Bazin écrit dans Qu'est-ce que le cinéma? que « pour les mêmes raisons que la traduction mot à mot ne vaut rien, que la traduction trop libre nous paraît condamnable, la bonne adaptation doit parvenir à restituer l'essentiel de la lettre et de l'esprit », que l'œuvre soit « paradoxalement compatible avec une souveraine indépendance ». Le film de Snyder serait donc plus un portage sur écran qu'une véritable adaptation, dans le sens où le passage d'un média à l'autre se fait sans grand changement stylistique ou esthétique.

Le roman graphique a été publié en divers livres ayant été réédités par la suite en une seule reliure. A chacun de ces albums correspondait un personnage particulier. Ce principe est repris dans les affiches promotionnelles du film, reprenant chacune un personnage et une phrase lui étant propre. De la même manière, aux douze chapitres que compte Wacthmen correspondent une référence à la culture américaine, et plus particulièrement à une chanson, un poème ou un texte célèbre. C'est le cas par exemple de Desolation Raw de My Chemical Romance ou All along the watchtower de Jimmy Hendrix, qu'on retrouve utilisée dans le film mais en tant que musique. Ainsi la forme change, ce n'est plus une citation textuelle mais une citation sonore qui, en plus de commenter l'action, la rythme.

L'adaptation en tant que telle se fait plus par un système de références, de clins d'œil à l'œuvre originale. On retrouve ainsi des personnages qui ont une grande importance dans le roman graphique mais n'ont aucune utilité dans le film, comme le vendeur de journaux et le garçon lisant une bande dessinée. Ces personnages commentent l'action originellement, le premier en donnant son avis sur tout de par sa fonction de vendeur de journaux, le second étant le vecteur nous faisant passer de l'histoire principale à celle de la bande dessinée qu'il lit, qui elle aussi entre en écho avec l'action principale. Leur présence dans le film de Snyder peut être considérée comme une flatterie à l'adresse des fans, cependant il est à noter qu'une version Ultimate Watchmen présente une director's cut dans laquelle tout ce évoqué précédemment est présenté dans le film.

De la même manière, le parfum des entreprises Veidt, en particulier le motif du flacon, revient à diverses reprises dans le roman graphique, son omniprésence évoquant que Veidt est bien présent tout du long et que c'est lui le coupable. On retrouve cette évocation du parfum dans le film mais sous une autre forme, celle d'une publicité que l'on voit au tout début du film avant que le Comédien ne se fasse tuer. Il y a donc un lien certain avec l'identité du tueur masqué qui arrive au moment où la musique de la publicité commence. Cette dernière ne sera d'ailleurs plus justifiée diégétiquement par la télévision, l'associant au personnage et au meurtre qu'il commet (et contrastant avec la violence de l'action, à l'image du personnage paraissant calme mais cependant capable des pires atrocités).


Les spécificités de la forme du roman graphique permettent cependant des effets impossibles au cinéma pour des raisons techniques ou narratives. Ainsi, la mort de Blake n'est pas montrée en tant que telle dans la source originale. Elle est suggérée par des fragments que l'on identifie difficilement. Sont-ce des flashbacks présentant la réalité de l'agression ou bien ce qu'en imaginent les policiers faisant la reconstitution orale de l'attaque (ce qui est probable, leur texte empiétant sur ces images)? La bande dessinée nous laisse choisir notre interprétation personnelle, là où le film nous impose cette agression comme une réalité en nous la montrant en pré-générique, donc comme pré-requis à l'histoire, et dans son intégralité.

A ce titre, le film est beaucoup plus spectaculaire et violent que sa source d'inspiration, sans doute parce qu'il se doit d'intéresser le spectateur avec plus de conviction : un lecteur achètera la bande dessinée parce qu'il saura ce qu'il va trouver, le cinéma cherche à attirer un public grandissant et beaucoup plus varié, il se doit donc de lui présenter quelque chose qu'il attend et qu'il veut voir. Dans le cas présent, une représentation plus violente et esthétique qui plaira et correspondra aux attentes d'un public plus jeune et surtout plus moderne.

Une des spécificités de la bande dessinée est de pouvoir mêler de nombreuses intrigues. Cela est impossible au cinéma: puisque c'est un art en mouvement ce dernier est imposé et va nécessairement (puisque mécaniquement) vers l'avant. Il n'y a pas possibilité de revenir en arrière, de « relire » l'image pour le spectateur afin d'en saisir la complexité et les subtilités. D'où la simplification dans le film : Dan Dreiberg ne va rendre visite à l'ancien hibou qu'une seule fois, le docteur Manhattan se téléporte directement sur Mars au lieu de téléporter le studio de télévision avant d'aller chercher la photo de sa fiancé en Arizona, etc. De la même manière, l'accent est mis sur l'élucidation du meurtre de Blake, là où dans le roman graphique ce n'est qu'un fil rouge, une intrigue secondaire mêlée à celle de la crise nucléaire entre autres (d'ailleurs il est à ce point difficile de résumer l'histoire de Watchmen qu'il serait plus facile de considérer qu'il n'est constitué que d'intrigues secondaires). Le roman commence par le texte du journal de Rorschach, contrairement au film qui reprend ses propos mot pour mot, mais après avoir montré la mort de Blake en pré-générique.

De la même manière, les chapitres et les narrateurs de la bande dessinée sont beaucoup plus nombreux et mêlés que dans le film. Ils sont multiples, ce qui diversifie également les points de vue. C'est le cas par exemple du psychanalyste de Rorschach qui sera le narrateur du chapitre consacré à son patient. Ce sont autant d'histoires différentes racontées par des personnages différents mais convergents vers les mêmes intrigues centrales.

Enfin, autre principe inadaptable du comic book, celui de la forme. Watchmen étant une réflexion sur le genre, tant sur la forme que sur le fond, le cinéma ne peut rendre compte de certains effets spécifiques à ce média. Prenons l'exemple du chapitre 5 centré sur le personnage de Rorschach. Il se nomme « Effroyable symétrie » et, à l'image de son titre, du nom du personnage auquel il est consacré, et de son masque, il présente un palindrome. Le chapitre est symétrique, présentant l'image au milieu de l'album séparée en deux par la reliure, et répétant les motifs et les cases afin de former l'image que l'on aurait si on pliait le chapitre à cet endroit, comme un test rorschach. Il est impossible de traduire cette forme au cinéma, de par justement cette impossibilité de revenir en arrière.

La forme cinématographique permet cependant de compenser par d'autres effets spécifiques à elle-même. Ainsi, c'est la télévision qui fait débuter le récit, ce qui amène une mise en abîme évidente et crée une appropriation par le média audiovisuel et non plus littéraire (comme c'était le cas dans le roman graphique avec Les Contes du Vaisseau Noir, bande dessinée dans la bande dessinée). Ce début de film est beaucoup plus grand public et contemporain à la fois : on passe par l'intermédiaire de la télévision pour expliquer la situation quand on la découvre petit à petit dans le comic book. On présente ainsi l'horloge de l'apocalypse comme un objet concret là où elle n'est qu'un concept métaphorique dans la bande dessinée, tout comme beaucoup d'autres références s'adressant à public possédant une certaine culture, un certain lectorat. Parsemer son œuvre de références accessibles à une minorité est symptomatique chez Alan Moore, et certaines adaptations de ses autres travaux procèdent, comme Snydr le fait, d'une explication des dites références. C'est par exemple le cas dans V for Vendetta (James Mcteigue, 2006) où l'on explique qui était le personnage de Guy Fawkes dans un pré-générique là où le roman graphique éponyme considère que, étant un élément culturel et historique fort, le lecteur le connait nécessairement. Un film est plus grand public et explicite beaucoup plus ses références.

On l'a dit précédemment, les scènes de violence sont beaucoup plus présentes et prennent une importance bien plus notable dans le film de Snyder. On peut attribuer cela à l'époque contemporaine de l'adaptation, mais également par une certaine appropriation du réalisateur. En effet, la filmographie de ce dernier présente un intérêt pour l'esthétisation de la violence, la chorégraphie du combat et la spectacularisation par le un ralenti omniprésent. On citera l'exemple de 300, également adapté d'un comic book. Il y est d'ailleurs fait référence à deux reprises dans Watchmen, comme un effet de signature : le numéro de chambre du Comédien et le 3001 et le code de l'attaché-case du psychiatre est 300.

Cette banalisation de la violence s'explique enfin par une modernisation du contexte. Ainsi, le sous-sol de Dan est bien plus high tech que dans sa version papier, ce qui n'accentue pas sa condition humaine comme le faisait le roman graphique. Au contraire, les personnages sont, chez Snyder, plus proches de l'images de surhommes, rien que par leur façon de se battre, là où la banalité était accentuée chez Moore. Le film cherche à spectaculariser car le public n'est plus le même en 2009 qu'en 1986-1987. La publication de la bande dessinée est contemporaine de l'histoire et le film la place en 1985 également, mais sort vingt cinq ans plus tard. La culture du cinéma a changé, tout comme l'image et la fonction du super héros dans la société. La guerre froide a pris fin. Comment contextualiser ce monde appartenant à un passé imaginaire et créer un rapport cohérent avec la réalité de cette histoire commune?


Le film recontextualise 1985 en mettant en scène la guerre froide (discours de Nixon, débat télévisé) mais aussi la culture de l'époque (MTV à la télévision, musiques pop, vêtements et voitures anciens).

Le générique résume l'histoire diégétique de la naissance des super héros, des Minutemen aux Watchmen, là où on découvre tout ça petit à petit dans la bande dessinée, à la manière d'un puzzle par la mémoire des personnages et l'évocation qu'ils font de leurs souvenirs communs. L'utilisation du ralenti évoque d'ailleurs la fugitivité et la brièveté du souvenir, un fragment mis en valeur mais très court, suspendu dans le temps. Cette idée est justifiée diégétiquement par la quasi omniprésence du motif de la photographie et du flash : les situations présentées sont prises en photo ou sont en lien avec un article de journal, laissant une trace, un souvenir dans l'histoire mais aussi par la forme d'une image figée dans le temps.

La culture populaire est également présente dans ce pré-générique, mais en plaçant les personnages baignant dans celle-ci. Ainsi c'est l'image de Sally Jupiter qui sera peint sur Enola Gay par exemple. De nombreux évènements historiques mettront en scène les héros, recontextualisant l'époque en légitimant l'existence des personnages (assassinat de JFK par le Comédien, Veidt serrant la main de Bowie, Wharrol posant avec Capote devant un tableau du Hibou, etc).

Enfin, notons que les voitures fonctionnent encore à l'énergie fossile dans le film là où le docteur Manhattan a supprimé cette dépendance dans le roman graphique. C'est un autre exemple de recontextualisation due à l'époque de l'adaptation. Ainsi la version de Snyder présente le surhomme travaillant à cette idée pour éviter la guerre qui, selon lui, se résolverait sans la crise énergétique. Cette idée est représentative des préoccupations actuelles plus que de celles de l'époque de parution du comic book, à laquelle la guerre était l'aboutissement de raisons politiques que la guerre froide rendaient floues, mais pas à cause d'une surenchère énergétique.

Le roman graphique est ponctué de documents écrits issus de l'univers des Wtachmen. Ils sont insérés entre chaque chapitre, faisant ainsi partie de l'histoire mais en étant exclu en tant que tel également. Ils sont des éléments complémentaires permettant une meilleure cohérence au monde crée par Moore. Citons l'exemple du journal du Hibou, du dossier psychiatrique de Kovacs, des coupures de journaux, etc. Ces éléments cherchent à se légitimer en tant que tels, on trouve ainsi sur l'autobiographie de Hollis Mason le tampon « publié avec l'autorisation de l'auteur ».

Cet élément, dont on lit deux chapitres dans le livre est adapté dans un faux documentaire biographique présenté dans le cadre d'une émission d'enquête fictive en marge du film Watchmen. Il y a une véritable volonté d'adapter d'une forme à une autre, ainsi la biographie devient un documentaire. Celui-ci présente en plus des renvois visuels à des éléments du film de Snyder que l'on ne peut voir que très brièvement apparaître dans le déroulement du récit, comme la présence d'un ballon publicitaire représentant un éléphant rose, ainsi que celle de Big Boss, un nain emprisonné par Rorscach que l'on voit se faire tuer dans le film et qui témoigne ici en tant que victime des super héros. Ce documentaire présente même une fausse publicité pour les parfums Veidt mais plus intéressant encore la reprises d'autres éléments adaptant les différents documents décrits précédemment qui séparent les chapitres dans la bande dessinée. On trouvera ainsi un témoignage de Sally Jupiter racontant sa relation avec Mason et la création des Minutemen.

Enfin, on voit également la présence du vendeur de journaux et du lecteur de bandes dessinées derrière lui. On a déjà évoqué le comic book que ce dernier lit, or il se trouve que Snyder l'a également adapté avec un vrai travail sur la forme. Le roman graphique le présente avec un dessin et un style différent, puisque c'est une bande dessinée de pirate, le genre et donc l'esthétique change. Dans le cas du film, le choix a été fait d'adapter Les Contes du Vaisseau Noir sous la forme d'un dessin animé. La voix du personnage principal est doublée par Gerard Buttler, acteur tenant le premier rôle dans 300, précédent film de Snyder. Cela dit, la dimension de commentaire et la puissance intertextuelle sont ici moindres puisque le dessin animé n'est pas intégré au film mais sorti à part en DVD (dans lequel on trouve également l'adaptation du journal de Mason évoquée précédemment). Cependant, la version Ultimate Watchmen rassemble les deux sources, comme dans le roman graphique.

Watchmen est un questionnement sur l'image du super héros et sa place dans le monde. Ici pas de pouvoirs à part pour le Dr Manhattan chez lequel il est absolu mais qui ne s'en sert pas au service ou contre l'humanité, interrogeant donc sur la responsabilité du pouvoir. Chez Snyder on est plus proches des héros aux propriétés physiques incroyables et ne réfléchit donc pas à la forme du comic book ou au statut du super héros. Simplement des éléments remis en cause sur ses attributs, comme la cape du Capitaine Métropolis qui se coince dans une porte et le tue, l'enfermement de Dollar Bill en asile psychiatrique, la cruauté du Comédien, etc. Si le roman graphique était un véritable travail sur le super héros et sur le genre qui le porte, Snyder évite d'adapter cette question en plaçant cette interrogation dans son film. Il ne remet pas en cause le film de super héros comme la bande dessinée le fait avec le comic book spécifique à ce type de personnages.


Cependant, le film arrive à un moment où la figure du héros est malmenée dans le cinéma. Si l'adaptation a été possible aujourd'hui, c'est parce que les moyens techniques existent à présent, mais également car le moment est arrivé. Le super héros n'est plus là pour simplement sauver le monde comme on a eu l'habitude de le voir. La question est à présent de se sauver lui-même et trouver quelle place il occupe dans le monde. C'est la raison pour laquelle on a pu voir depuis quelques temps des figures de héros ne pouvant s'inscrire dans le monde puisqu'en perte de repères. C'est le cas dans Hancock (Peter Berg, 2008) ou dans The Dark Knight (Christopher Nolan, 2008), dans lequel le concept même de bien ou de mal est questionné, ainsi que le prix à payer pour accomplir sa « mission », tout comme le bien fondé de celle-ci.

Les adaptations de comic book se multiplient, tant par diverses suites que des projets plus ambitieux comme celui du tout premier crossover rassemblant des personnages et des acteurs les ayant interprétés dans différents films, à savoir le projet Vengeurs. Il est à ne pas douter que le rôle du héros sera à nouveau questionnée dans ces films, jusqu'à ce qu'il retrouve sa place ou bien qu'il disparaissent des écrans de cinéma pour retourner exclusivement là d'où il vient, la bande dessinée.