03/11/2007

Esthétique du cinéma

Afin de répondre à des commentaires que je pressens arriver, je vais vous décrire mon école de pensée en ce qui concerne l'analyse et la façon d'appréhender un film.

C'est très souvent que j'entends dire à propos d'analyses "Tu crois vraiment qu'ils ont pensé à tout ça?" et autres "C'est pas ce qu'a voulu dire l'auteur"...ces personnes là mettent en avant la notion d'"auteur" très prisée par la Nouvelle Vague dans les années 50. Cependant cette notion est aujourd'hui galvaudée. Jamais dans son texte qui définit la notion d'auteur, le canonique "Ali Baba et la politique des auteurs" (oui oui, celui avec Fernandel!) paru en février 55, Truffaut n'évoque la maîtrise absolue de A à Z d'une oeuvre. Est considéré comme auteur celui qui, dans sa filmographie, a certains aspects qui lui sont propres. Cela peut être thématiquement ou esthétiquement, toujours est-il que cette maîtrise a une limite. Attribuons là à l'inconscient ou à ce que vous voulez, il est parfaitement impossible qu'une personne maîtrise sa création dans son intégralité. Il est impossible de prouver que telle interprétation est exacte car elle correspond à ce qu'a voulu dire l'auteur, d'abord parce qu'il y a une multitude d'interprétations possibles. On m'a souvent répété qu'on ne revoyait jamais le même film plusieurs fois, le film est toujours différent à chaque nouveau visionnage (à l'image de la rivière d'Héraclite) puisque nous même nous sommes différents, alors s'il en est ainsi une fois sur l'autre, imaginez ce qu'il en est d'une personne à l'autre. Parce qu'il n'y a pas UN film mais une infinité, l'idée d'un auteur absolu est difficilement soutenable. Je ne retrouve pas qui a dit que "ni l'écrivain ni le critique n'ont le dernier mot" (un post sera sûrement consacré à ce point le jour où j'aurais retrouvé!), c'est également vrai pour le cinéaste et le critique, voire même le spectateur. Personne n'a le dernier mot puisque l'oeuvre a sa vie propre et perdurera une fois son créateur disparu, l'époque et le vécu conditionnant également son interprétation. Tout ce qui concerne l'analyse, et c'est ce que je crois profondément et défends becs et ongles, n'est pas basé sur l'auteur ni sur ce qui le lie à son oeuvre, à savoir l'acte de création. L'analyse doit être basée sur l'expérience esthétique.

L'esthétique est la théorie de l'art en philosophie. Face à un objet on peut porter un jugement sur le beau, le laid et le sublime. L'esthétique c'est aussi le style, c'est à dire sa poétique (au sens aristotélicien). Avant d'être une théorie de l'art, l'esthétique est une expérience qui engage la sensation, la perception, le jugement. Elle est donc du côté de la réception. On peut faire une telle expérience face à n'importe quel objet sans se préoccuper de l'usage qu'on peut en faire mais plutôt de ce qu'il nous fait. D'ailleurs en grec, "aisthesis" c'est la "sensibilité", base de l'esthétique. cette dernière peut s'aborder sous l'angle sémiologique ou phénoménologique.

La sémiologie , c'est chercher du sens, faire de la signification avec des signes. La phénoménologie part du principe que ce qu'elle étudie n'existe pas à priori : une séquence se construit entre cet extrait et le spectateur. C'est l'émergence de quelque chose, l'expérience que constitue la découverte d'une oeuvre (à long terme également). On doit être ouvert à des éléments qui ne sont pas identifiables ou significatifs. La sémiologie s'intéresse aux signes, la phénoménologie aux symptomes (ce qui ébranle ou fait proliférer le sens). L'expérience esthétique articule ces deux dimensions. Il y a toujours des éléments qui échappent à la signification mais atteignent aux sens. L'épaisseur de l'image est ce qui est ressenti de manière sensible et n'accède pas encore au rang de signe. Un signe peut être en fait un symptome quand il met en échec l'interprétation globale. On croit qu'il y a un sens derrière un élément, sans pour autant en trouver un. En fait, plus l'image met en échec l'intellect, plus on a l'impression d'obsession de la part du spectateur. On est forcé d'être attentif au sensible sans être capable de donner un sens précis. Si on est attentif au sensible sans pouvoir s'accrocher au sens, on approcherait de l'impressionisme, d'une sorte d'esthétique impossible à raccrocher à l'intellect, qui suspend la pensée.

Ces moments existent. Par exemple, une rencontre éprouvante est foudroyante et interdit la pensée. C'est ce qu'on appelle le sublime. Edmund Burke définit le sublime comme l'expérience qui destabilise les formes et le spectateur, la plus forte qui puisse être. Cela arrive quand l'expérience échappe aux mots, dépasse l'analyse, quand l'élément est excessif (le vide, le désert, la mer, la tempête) et provoque une perte de repères. Cette expérience n'est pas que sensible, elle est aussi intellectuelle. On ne perçoit qu'après coup la difficulté d'interpréter et de donner du sens à l'évènement. Il fait échec à la pensée mais stimule l'imagination. Pour vulgariser c'est en quelque sorte la même chose que la jouissance physique mais du côté de l'intellect : une déconnection due à l'absence de référent qui entraine un repli réflexif.

Vous avez ici un apperçu du cours d'esthétique de troisième année d'arts du spectacle...j'essaierai de faire moins compliqué les prochaines fois, mais je tenais à éclaircir ce point.