26/02/2010

Watching the Watchmen

Roman graphique de Alan Moore et Dave Gibbons, Watchmen est un roman graphique publié à partir de 1986 sous la forme d'un comic book mensuel. Son succès a amené le Times a le classer parmi les cent meilleurs romans anglais du 20ème siècle.

Watchmen est une uchronie et nous présente un monde parallèle, ce que serait celui que nous connaissons si un être doté de pouvoirs surnaturels était apparu au milieu du siècle. Ainsi, dans cet univers, Nixon entame son cinquième mandat, l'Amérique a gagné la guerre du Vietnam, et la guerre froide bat son plein au point que la troisième Guerre Mondiale couve.

L'histoire présente un ancien groupe de super héros, les Watchmen, menant une enquête sur la mort de l'un d'entre eux, mise en perspective avec l'apocalypse nucléaire qui menace. Réputé comme inadaptable, Snyder propose un film d'une fidélité ahurissante au roman graphique original, avec cependant certains aménagements dû au passage d'un média à l'autre.

De quelle manière sont construites ces œuvres? Quels échos peut-on trouver de l'une à l'autre et quels sont les effets qu'ils produisent? Quel rôle jouent les différents niveaux de référence, et à quoi ces dernières renvoient-elles?

Tout d'abord il convient de s'intéresser à la question de l'adaptation du roman graphique au film. Certains effets narratifs et cadrages sont repris au profit d'une approche très similaire de l'œuvre. Cependant les codes cinématographiques se présentent de par leur nature comme les limites à un portage à l'identique, jusqu'à une appropriation personnelle de l'œuvre par le réalisateur dans une certaine mesure.

Il est également indispensable d'étudier les outils de la construction de l'uchronie et son rapport à la réalité. Ainsi Watchmen propose une histoire de l'humanité commune avec le spectateur mais revisitée. Le matériau et le genre sont eux aussi questionnés par divers principes réflexifs. A tel point que les différentes sources mises en scènes, à la fois liées et distinctes de l'œuvre, sont multiples et proposent une expérience unique.


La fidélité à la source originale est très marquée. Les plans (échelle, enchainement, couleurs) et le texte sont repris, voir même re-cités, avec un maniérisme parfois trop poussé.

Concernant la question de l'adaptation, Bazin écrit dans Qu'est-ce que le cinéma? que « pour les mêmes raisons que la traduction mot à mot ne vaut rien, que la traduction trop libre nous paraît condamnable, la bonne adaptation doit parvenir à restituer l'essentiel de la lettre et de l'esprit », que l'œuvre soit « paradoxalement compatible avec une souveraine indépendance ». Le film de Snyder serait donc plus un portage sur écran qu'une véritable adaptation, dans le sens où le passage d'un média à l'autre se fait sans grand changement stylistique ou esthétique.

Le roman graphique a été publié en divers livres ayant été réédités par la suite en une seule reliure. A chacun de ces albums correspondait un personnage particulier. Ce principe est repris dans les affiches promotionnelles du film, reprenant chacune un personnage et une phrase lui étant propre. De la même manière, aux douze chapitres que compte Wacthmen correspondent une référence à la culture américaine, et plus particulièrement à une chanson, un poème ou un texte célèbre. C'est le cas par exemple de Desolation Raw de My Chemical Romance ou All along the watchtower de Jimmy Hendrix, qu'on retrouve utilisée dans le film mais en tant que musique. Ainsi la forme change, ce n'est plus une citation textuelle mais une citation sonore qui, en plus de commenter l'action, la rythme.

L'adaptation en tant que telle se fait plus par un système de références, de clins d'œil à l'œuvre originale. On retrouve ainsi des personnages qui ont une grande importance dans le roman graphique mais n'ont aucune utilité dans le film, comme le vendeur de journaux et le garçon lisant une bande dessinée. Ces personnages commentent l'action originellement, le premier en donnant son avis sur tout de par sa fonction de vendeur de journaux, le second étant le vecteur nous faisant passer de l'histoire principale à celle de la bande dessinée qu'il lit, qui elle aussi entre en écho avec l'action principale. Leur présence dans le film de Snyder peut être considérée comme une flatterie à l'adresse des fans, cependant il est à noter qu'une version Ultimate Watchmen présente une director's cut dans laquelle tout ce évoqué précédemment est présenté dans le film.

De la même manière, le parfum des entreprises Veidt, en particulier le motif du flacon, revient à diverses reprises dans le roman graphique, son omniprésence évoquant que Veidt est bien présent tout du long et que c'est lui le coupable. On retrouve cette évocation du parfum dans le film mais sous une autre forme, celle d'une publicité que l'on voit au tout début du film avant que le Comédien ne se fasse tuer. Il y a donc un lien certain avec l'identité du tueur masqué qui arrive au moment où la musique de la publicité commence. Cette dernière ne sera d'ailleurs plus justifiée diégétiquement par la télévision, l'associant au personnage et au meurtre qu'il commet (et contrastant avec la violence de l'action, à l'image du personnage paraissant calme mais cependant capable des pires atrocités).


Les spécificités de la forme du roman graphique permettent cependant des effets impossibles au cinéma pour des raisons techniques ou narratives. Ainsi, la mort de Blake n'est pas montrée en tant que telle dans la source originale. Elle est suggérée par des fragments que l'on identifie difficilement. Sont-ce des flashbacks présentant la réalité de l'agression ou bien ce qu'en imaginent les policiers faisant la reconstitution orale de l'attaque (ce qui est probable, leur texte empiétant sur ces images)? La bande dessinée nous laisse choisir notre interprétation personnelle, là où le film nous impose cette agression comme une réalité en nous la montrant en pré-générique, donc comme pré-requis à l'histoire, et dans son intégralité.

A ce titre, le film est beaucoup plus spectaculaire et violent que sa source d'inspiration, sans doute parce qu'il se doit d'intéresser le spectateur avec plus de conviction : un lecteur achètera la bande dessinée parce qu'il saura ce qu'il va trouver, le cinéma cherche à attirer un public grandissant et beaucoup plus varié, il se doit donc de lui présenter quelque chose qu'il attend et qu'il veut voir. Dans le cas présent, une représentation plus violente et esthétique qui plaira et correspondra aux attentes d'un public plus jeune et surtout plus moderne.

Une des spécificités de la bande dessinée est de pouvoir mêler de nombreuses intrigues. Cela est impossible au cinéma: puisque c'est un art en mouvement ce dernier est imposé et va nécessairement (puisque mécaniquement) vers l'avant. Il n'y a pas possibilité de revenir en arrière, de « relire » l'image pour le spectateur afin d'en saisir la complexité et les subtilités. D'où la simplification dans le film : Dan Dreiberg ne va rendre visite à l'ancien hibou qu'une seule fois, le docteur Manhattan se téléporte directement sur Mars au lieu de téléporter le studio de télévision avant d'aller chercher la photo de sa fiancé en Arizona, etc. De la même manière, l'accent est mis sur l'élucidation du meurtre de Blake, là où dans le roman graphique ce n'est qu'un fil rouge, une intrigue secondaire mêlée à celle de la crise nucléaire entre autres (d'ailleurs il est à ce point difficile de résumer l'histoire de Watchmen qu'il serait plus facile de considérer qu'il n'est constitué que d'intrigues secondaires). Le roman commence par le texte du journal de Rorschach, contrairement au film qui reprend ses propos mot pour mot, mais après avoir montré la mort de Blake en pré-générique.

De la même manière, les chapitres et les narrateurs de la bande dessinée sont beaucoup plus nombreux et mêlés que dans le film. Ils sont multiples, ce qui diversifie également les points de vue. C'est le cas par exemple du psychanalyste de Rorschach qui sera le narrateur du chapitre consacré à son patient. Ce sont autant d'histoires différentes racontées par des personnages différents mais convergents vers les mêmes intrigues centrales.

Enfin, autre principe inadaptable du comic book, celui de la forme. Watchmen étant une réflexion sur le genre, tant sur la forme que sur le fond, le cinéma ne peut rendre compte de certains effets spécifiques à ce média. Prenons l'exemple du chapitre 5 centré sur le personnage de Rorschach. Il se nomme « Effroyable symétrie » et, à l'image de son titre, du nom du personnage auquel il est consacré, et de son masque, il présente un palindrome. Le chapitre est symétrique, présentant l'image au milieu de l'album séparée en deux par la reliure, et répétant les motifs et les cases afin de former l'image que l'on aurait si on pliait le chapitre à cet endroit, comme un test rorschach. Il est impossible de traduire cette forme au cinéma, de par justement cette impossibilité de revenir en arrière.

La forme cinématographique permet cependant de compenser par d'autres effets spécifiques à elle-même. Ainsi, c'est la télévision qui fait débuter le récit, ce qui amène une mise en abîme évidente et crée une appropriation par le média audiovisuel et non plus littéraire (comme c'était le cas dans le roman graphique avec Les Contes du Vaisseau Noir, bande dessinée dans la bande dessinée). Ce début de film est beaucoup plus grand public et contemporain à la fois : on passe par l'intermédiaire de la télévision pour expliquer la situation quand on la découvre petit à petit dans le comic book. On présente ainsi l'horloge de l'apocalypse comme un objet concret là où elle n'est qu'un concept métaphorique dans la bande dessinée, tout comme beaucoup d'autres références s'adressant à public possédant une certaine culture, un certain lectorat. Parsemer son œuvre de références accessibles à une minorité est symptomatique chez Alan Moore, et certaines adaptations de ses autres travaux procèdent, comme Snydr le fait, d'une explication des dites références. C'est par exemple le cas dans V for Vendetta (James Mcteigue, 2006) où l'on explique qui était le personnage de Guy Fawkes dans un pré-générique là où le roman graphique éponyme considère que, étant un élément culturel et historique fort, le lecteur le connait nécessairement. Un film est plus grand public et explicite beaucoup plus ses références.

On l'a dit précédemment, les scènes de violence sont beaucoup plus présentes et prennent une importance bien plus notable dans le film de Snyder. On peut attribuer cela à l'époque contemporaine de l'adaptation, mais également par une certaine appropriation du réalisateur. En effet, la filmographie de ce dernier présente un intérêt pour l'esthétisation de la violence, la chorégraphie du combat et la spectacularisation par le un ralenti omniprésent. On citera l'exemple de 300, également adapté d'un comic book. Il y est d'ailleurs fait référence à deux reprises dans Watchmen, comme un effet de signature : le numéro de chambre du Comédien et le 3001 et le code de l'attaché-case du psychiatre est 300.

Cette banalisation de la violence s'explique enfin par une modernisation du contexte. Ainsi, le sous-sol de Dan est bien plus high tech que dans sa version papier, ce qui n'accentue pas sa condition humaine comme le faisait le roman graphique. Au contraire, les personnages sont, chez Snyder, plus proches de l'images de surhommes, rien que par leur façon de se battre, là où la banalité était accentuée chez Moore. Le film cherche à spectaculariser car le public n'est plus le même en 2009 qu'en 1986-1987. La publication de la bande dessinée est contemporaine de l'histoire et le film la place en 1985 également, mais sort vingt cinq ans plus tard. La culture du cinéma a changé, tout comme l'image et la fonction du super héros dans la société. La guerre froide a pris fin. Comment contextualiser ce monde appartenant à un passé imaginaire et créer un rapport cohérent avec la réalité de cette histoire commune?


Le film recontextualise 1985 en mettant en scène la guerre froide (discours de Nixon, débat télévisé) mais aussi la culture de l'époque (MTV à la télévision, musiques pop, vêtements et voitures anciens).

Le générique résume l'histoire diégétique de la naissance des super héros, des Minutemen aux Watchmen, là où on découvre tout ça petit à petit dans la bande dessinée, à la manière d'un puzzle par la mémoire des personnages et l'évocation qu'ils font de leurs souvenirs communs. L'utilisation du ralenti évoque d'ailleurs la fugitivité et la brièveté du souvenir, un fragment mis en valeur mais très court, suspendu dans le temps. Cette idée est justifiée diégétiquement par la quasi omniprésence du motif de la photographie et du flash : les situations présentées sont prises en photo ou sont en lien avec un article de journal, laissant une trace, un souvenir dans l'histoire mais aussi par la forme d'une image figée dans le temps.

La culture populaire est également présente dans ce pré-générique, mais en plaçant les personnages baignant dans celle-ci. Ainsi c'est l'image de Sally Jupiter qui sera peint sur Enola Gay par exemple. De nombreux évènements historiques mettront en scène les héros, recontextualisant l'époque en légitimant l'existence des personnages (assassinat de JFK par le Comédien, Veidt serrant la main de Bowie, Wharrol posant avec Capote devant un tableau du Hibou, etc).

Enfin, notons que les voitures fonctionnent encore à l'énergie fossile dans le film là où le docteur Manhattan a supprimé cette dépendance dans le roman graphique. C'est un autre exemple de recontextualisation due à l'époque de l'adaptation. Ainsi la version de Snyder présente le surhomme travaillant à cette idée pour éviter la guerre qui, selon lui, se résolverait sans la crise énergétique. Cette idée est représentative des préoccupations actuelles plus que de celles de l'époque de parution du comic book, à laquelle la guerre était l'aboutissement de raisons politiques que la guerre froide rendaient floues, mais pas à cause d'une surenchère énergétique.

Le roman graphique est ponctué de documents écrits issus de l'univers des Wtachmen. Ils sont insérés entre chaque chapitre, faisant ainsi partie de l'histoire mais en étant exclu en tant que tel également. Ils sont des éléments complémentaires permettant une meilleure cohérence au monde crée par Moore. Citons l'exemple du journal du Hibou, du dossier psychiatrique de Kovacs, des coupures de journaux, etc. Ces éléments cherchent à se légitimer en tant que tels, on trouve ainsi sur l'autobiographie de Hollis Mason le tampon « publié avec l'autorisation de l'auteur ».

Cet élément, dont on lit deux chapitres dans le livre est adapté dans un faux documentaire biographique présenté dans le cadre d'une émission d'enquête fictive en marge du film Watchmen. Il y a une véritable volonté d'adapter d'une forme à une autre, ainsi la biographie devient un documentaire. Celui-ci présente en plus des renvois visuels à des éléments du film de Snyder que l'on ne peut voir que très brièvement apparaître dans le déroulement du récit, comme la présence d'un ballon publicitaire représentant un éléphant rose, ainsi que celle de Big Boss, un nain emprisonné par Rorscach que l'on voit se faire tuer dans le film et qui témoigne ici en tant que victime des super héros. Ce documentaire présente même une fausse publicité pour les parfums Veidt mais plus intéressant encore la reprises d'autres éléments adaptant les différents documents décrits précédemment qui séparent les chapitres dans la bande dessinée. On trouvera ainsi un témoignage de Sally Jupiter racontant sa relation avec Mason et la création des Minutemen.

Enfin, on voit également la présence du vendeur de journaux et du lecteur de bandes dessinées derrière lui. On a déjà évoqué le comic book que ce dernier lit, or il se trouve que Snyder l'a également adapté avec un vrai travail sur la forme. Le roman graphique le présente avec un dessin et un style différent, puisque c'est une bande dessinée de pirate, le genre et donc l'esthétique change. Dans le cas du film, le choix a été fait d'adapter Les Contes du Vaisseau Noir sous la forme d'un dessin animé. La voix du personnage principal est doublée par Gerard Buttler, acteur tenant le premier rôle dans 300, précédent film de Snyder. Cela dit, la dimension de commentaire et la puissance intertextuelle sont ici moindres puisque le dessin animé n'est pas intégré au film mais sorti à part en DVD (dans lequel on trouve également l'adaptation du journal de Mason évoquée précédemment). Cependant, la version Ultimate Watchmen rassemble les deux sources, comme dans le roman graphique.

Watchmen est un questionnement sur l'image du super héros et sa place dans le monde. Ici pas de pouvoirs à part pour le Dr Manhattan chez lequel il est absolu mais qui ne s'en sert pas au service ou contre l'humanité, interrogeant donc sur la responsabilité du pouvoir. Chez Snyder on est plus proches des héros aux propriétés physiques incroyables et ne réfléchit donc pas à la forme du comic book ou au statut du super héros. Simplement des éléments remis en cause sur ses attributs, comme la cape du Capitaine Métropolis qui se coince dans une porte et le tue, l'enfermement de Dollar Bill en asile psychiatrique, la cruauté du Comédien, etc. Si le roman graphique était un véritable travail sur le super héros et sur le genre qui le porte, Snyder évite d'adapter cette question en plaçant cette interrogation dans son film. Il ne remet pas en cause le film de super héros comme la bande dessinée le fait avec le comic book spécifique à ce type de personnages.


Cependant, le film arrive à un moment où la figure du héros est malmenée dans le cinéma. Si l'adaptation a été possible aujourd'hui, c'est parce que les moyens techniques existent à présent, mais également car le moment est arrivé. Le super héros n'est plus là pour simplement sauver le monde comme on a eu l'habitude de le voir. La question est à présent de se sauver lui-même et trouver quelle place il occupe dans le monde. C'est la raison pour laquelle on a pu voir depuis quelques temps des figures de héros ne pouvant s'inscrire dans le monde puisqu'en perte de repères. C'est le cas dans Hancock (Peter Berg, 2008) ou dans The Dark Knight (Christopher Nolan, 2008), dans lequel le concept même de bien ou de mal est questionné, ainsi que le prix à payer pour accomplir sa « mission », tout comme le bien fondé de celle-ci.

Les adaptations de comic book se multiplient, tant par diverses suites que des projets plus ambitieux comme celui du tout premier crossover rassemblant des personnages et des acteurs les ayant interprétés dans différents films, à savoir le projet Vengeurs. Il est à ne pas douter que le rôle du héros sera à nouveau questionnée dans ces films, jusqu'à ce qu'il retrouve sa place ou bien qu'il disparaissent des écrans de cinéma pour retourner exclusivement là d'où il vient, la bande dessinée.